Extraits de :  Bernard Jacqué, De la manufacture au mur, pour une histoire matérielle du papier peint (1770-1914) Thèse de doctorat en histoire contemporaine de l’Université de Lyon II Lumière, 2003. Consultable sur le site de Lyon II

Les Zones terrestres[1]

La France a décidé de relever le flambeau britannique en organisant une Exposition universelle à Paris en 1855. La thématique porte sur Beaux-Arts & Industrie, un programme de rêve pour les fabricants de papier peint. Or, à cette occasion, Jean Zuber & Cie a un défi à relever : alors qu’en 1834, la manufacture a emporté la première médaille d’or attribuée au papier peint, elle a été battue d’une voix, celle du président du jury, par la manufacture Délicourt lors de l’Exposition de Londres ; la blessure est cuisante pour les manufacturiers qui y reviennent à plusieurs reprises dans leurs courriers professionnels. D’autre part, une jeune manufacture pleine d’ambition, mais aussi pleine d’expérience puisqu’elle reprend l’héritage de Mader, la manufacture Jules Desfossé, souhaite aussi jouer dans la cour des grands[2]. La concurrence risque donc d’être rude et comme toujours, au-delà des médailles, l’enjeu économique est loin d’être négligeable pour une industrie où le luxe joue un rôle majeur.

Délicourt et Desfossé font le choix du tableau pour défendre leurs couleurs, comme on le verra par ailleurs : une démarche franchement nouvelle qui s’efforce de répondre à l’usure du panoramique. La manufacture de Rixheim, de son côté, reste fidèle à ce qui a fait son succès, le paysage et elle se lance dans la création des Zones terrestres, dont au moins une partie sera présentée lors de l’Exposition.

Dans le livre de gravure[3] apparaît dans « l’assortiment de 1855/56 » sous les n° 4706 à 4730 1/2 :

Paysage colorié 31 lés    E. Ehrmann

Un document[4] sur lequel Louis Zuber a noté « retrouvé dans les décombres en 1946 » donne davantage de précisions : ce carnet, contemporain de la création du panoramique intitulé « Paysage Les Zones / Prix de Revient » étudie tout ce qui entre  dans le coût du panoramique. La première mention nous donne des renseignements essentiels :

  • Dessin du paysage 31 lés par Mr Ehrmann          fr. 3473,60
  • Concours de Mr Schuler pour les vaches, idem pour les gazelles (fr. 526.30, y compris la pension chez Pauly), idem pour les biches (fr. 200)
  • admis le tout y compris les esquisses etc pour 5000

Un peu plus loin, lorsque sont précisés les coûts de gravure, apparaissent les titres des différentes parties : Mer glaciale 5 lés, Suisse 7 lés, Afrique 7 lés, Canada, Bengale. Rien de tout cela ne figure dans le livre de gravure, contrairement à l’usage de la manufacture.

Eugène Ehrmann, que nous avons rencontré jusque là comme peintre de fleurs, donne à l’œuvre une dimension tout à fait neuve, sans rapport aucun avec son travail connu – et sans rapport non plus avec ce que produisent les autres manufactures : certes, l’on peut retrouver des points communs avec les Grandes chasses de Délicourt de 1851 : même dimension paysagère (plus que panoramique dans le sens premier du terme), même traitement pictural, mêmes effets proches de la tapisserie de l’époque. Mais ici, Ehrmann peint une suite de paysages inhabités (pas d’hommes, de rares animaux), très différents les uns des autres, simplement juxtaposés, avec d’habiles transitions sans aucun rapport avec les rochers ou les arbres encombrants de Deltil, par exemple, ce qui accentue la dimension picturale de l’ensemble. Si l’on regarde le panoramique avec son encadrement, le Décor bananier dessiné par Wagner (ill° 40. 3) , la dimension de tableau prend tout son sens : le traitement, l’échelle sont en totale rupture avec la production et ne sont pas éloignés des tableaux que la manufacture va mettre sur le marché dans les années 1860.

Mais, à notre connaissance, Ehrmann n’a aucune formation de paysagiste, alors que ce panoramique suppose une maîtrise dans ce domaine, très éloignée du traitement d’imagerie agrandie de ses prédécesseurs. Le rédacteur de sa notice nécrologique  rappelle cependant que le dessinateur excellait surtout dans la peinture de paysages, à la sépia, à l’aquarelle et à l’huile, qu’il exécutait soit d’après nature, soit d’après de charmants dessins à la mine de plomb rapportés de ses voyages en Suisse[5].

Il expose régulièrement aux salons mulhousiens de la société des beaux-arts dont il est membre, mais son œuvre ne nous est pas connue. A propos des Zones, François Pupil, non sans raison, a souligné le lien entre ces paysages et l’école de Düsseldorf comme avec l’école américaine[6]. A défaut de l’école américaine, Ehrmann connaissait sans doute l’école allemande, Munich plus que Düsseldorf, si l’on songe au travail entrepris en 1860 avec Eberle dans le domaine des tableaux. En même temps, si des points communs apparaissent, jusqu’à présent, aucune source précise n’a été retrouvée, pas même des gravures. Pour la Mer glaciale, on peut évoquer les travaux de François-Auguste Biard (1798-1882)[7], en particulier les icebergs aussi peu réalistes que ceux d’Ehrmann de sa Vue de l’Océan glacial du musée de Dieppe[8], présentée au Salon de 1841 ; pour la même scène, les illustrations des expéditions du Prince Napoléon au Spitzberg en 1853-55 ont sans doute pu être utilisées. Les alpages de la Suisse rappellent moins le Genevois Calame, fort apprécié par Frédéric Zuber-Frauger[9], que ses suiveurs, plus réalistes. Pour le reste, Eugène Ehrmann, qui semble avoir peu voyagé, a pu utiliser tel ou tel tableau vu aux expositions organisées régulièrement par le Comité des beaux-arts de la Société industrielle ou l’une ou l’autre gravure : rien de précis cependant n’a pu être repéré jusqu’à présent et la question des sources et donc des méthodes de travail d’Eugène Ehrmann reste entière. Quant au Schuler venu travailler à Rixheim, il s’agit du peintre et illustrateur strasbourgeois Théophile Schuler (1821-1877) de formation académique et à même de dessiner les animaux souhaités[10] : mais a-t-il dessiné davantage ? L’inventaire au 31 mai 1855[11] porte la mention :

4701 à 47301/2     Paysage colorié 31 lés, travail de Schuller suivant Ehrmann : 5000
détail au livret 726.

Difficile de donner un avis définitif. Quoi qu’il en soit, le panoramique est un succès, mais pas au point de valoir à la manufacture la médaille d’or : elle se contente de la médaille d’honneur :

Trois pièces capitales, une vue de Suisse, un paysage oriental et une scène des mers polaires, constituent la partie principale de l’exposition de M. Zuber. Une exécution brillante, une grande harmonie de tons, sont les qualités qui dominent essentiellement dans ces grandes pages[12].

Les Zones donnent lieu à trois réimpressions en 1866, 1871-72 et 1878, chaque fois pour une centaine d’exemplaires : la dernière, en 1878, sera très longue à commercialiser, il en reste encore quelques exemplaires en stock à la fin du siècle. Réimprimé dans l’Entre-deux-guerres, ce panoramique ne le sera plus après, une partie des planches ayant été détruites pendant le conflit.

 

 

 

[1] Nouvel-Kammerer n° 84, 1855, n° 4706-4730 1/2, 31 lés, 2047 planches, colorié, ill° 40. [2] Voir à ce propos le catalogue Senlis 1998-99. [3] MPP Z 181. [4] MPP Z 177. [5] Non signé, BSIM ,°66, 1896, p. 27-29. [6] Nouvel-Kammerer 1990, p. 148. [7] Catalogue Lyon 1984, p. 80-85, Nantes 1995, pl. 124, p. 332-3. [8] Nantes 1995, pl. 124. [9] Qui en possédait un tableau, Zuber 1954 p. 45. [10] Le rôle de Th. Schuler est confirmé sous la plume de E. Ehrmann dans un courrier adressé à Ivan Zuber le 22 juin 1894 (archives familiales, aimablement communiqué par Bertrand Zuber, copie au MPP). Le 13 janvier 1853, Ivan Zuber rend visite à « Monsieur Schuler » à Strasbourg, sans doute Théophile Schuler ; il revient à Rixheim à deux reprises en 1853, le 27 février et le 20 mars pour une semaine, puis le 21 septembre 1854 « pour retoucher les vaches » (archives familiales). [11] MPP Z 18. [12] Rapport du Jury, p. 483.